Aux frontières du réel
Entretien de Louise Caron avec Alex, bibliothécaire
à propos de Chronique des jours de cendre, eds. Aux Forges de Vulcain.
"Les points fixes dans le ciel de Chronique".
A : Comment t’est
venue l’idée d’écrire un roman comme Chronique des jours de cendres ?
L : L’idée du roman ne s’est pas imposée d’emblée. Elle résulte de
la lente transformation d’une œuvre écrite pour la scène, un puzzle tragique
intitulé Comme un parfum d’épices dans les odeurs de menthe [1]. En
vérité, l’idée de développer l’argument de façon narrative, afin de pouvoir
approfondir les personnages et les situations, émane du jury qui a sélectionné
le texte en tant que lauréat du Prix d’Écriture théâtrale NIACA 2012.
Revenons à l’origine, qu’elles ont été les
sources d’inspiration de la pièce et par la suite du roman ?
J’ai été révoltée
par le déclenchement du conflit Etats-Unis/Irak au nom des valeurs de justice
et de liberté, en représailles des attentats du 11 septembre. Une sorte de loi
du Talion travestie sous les prétextes d’élimination conjointe d’armes de
destruction massive et du dictateur Saddam Hussein.
J’ai assisté comme
tout le monde au spectacle désolant de la dévastation des vestiges de la
culture mésopotamienne, aux pillages, aux incendies de bibliothèques et de
musées.
J’ai conservé en
moi ces images comme une sorte d’épine dans le pied.
Deux choses m’ont
vraiment incitée à débuter l’écriture :
- En premier, une série de photos de Farah Nosh intitulées Wounded-Iraq.
Des clichés en noir et blanc, qui montraient sans complaisance des civils
blessés, mutilés.
- Ensuite,
la lecture du Petit manuel de torture à
l'usage des femmes-soldats de Coco Fusco, un ouvrage extrêmement dérangeant.
Il bouscule l’image qu’on a des femmes présentées en général plutôt en tant
que victimes de violences à caractère sexuel que comme agresseurs. Or, ce livre
nous met face à une réalité, qui est l’utilisation par l’armée américaine de
femmes et de leurs appas sexuels comme arme de violence — de torture —
vis-à-vis d’hommes en situation de sujétion, en particulier des détenus
politiques Irakiens. Cette double image de victime et de bourreau m’a amenée à
réfléchir sur la place de la femme, de la mère, dans la reproduction des
schémas établis et de leurs rôles dans les conflits. Cette idée a gouvernée
l’écriture de la pièce puis du roman.
On parle toujours à propos de ce roman du conflit américano-irakien, de la vengeance, j’aimerai que tu abordes l’autre sujet majeur de Chronique, l’amour.
En vérité, l’amour est peut-être le véritable sujet du livre. L’amour dans tous ses états : amour passion entre une jeune fille et un jeune homme qui va jusqu’au sacrifice de part et d’autre, amour filial, amour déçu, amour espéré, amour du pays, des compagnons, de la liberté… L’amour qui conduit à choisir la mauvaise voie, celle de la vengeance ou celle du déni. Avec la force, on n’arrête pas le mal, on le perpétue avait dit le père de Sohrab.
La plupart de mes personnages portent en eux un immense amour. Sohrab aime Naïm, son frère disparu, sa mère abattue, son père en lambeaux, elle finit même par ressentir une forme de passion coupable pour son ennemi.
Je cite Sohrab en exemple, mais il en est de même pour Naïm, pour Zhouar, pour Niko… Dans Chronique l’amour mène la ronde.
Quelle différence y a-t-il entre écrire une
pièce et un roman ?
La différence porte essentiellement sur la complexité. Sinon, dans les deux écritures, on est assujetti au rythme de la phrase. La notion de rythme est très importante à l'oral mais ne doit pas être négligée à l'écrit, même si on adopte un rythme différent, un rythme non plus de respiration mais de compréhension.
Après, ce qui diffère est le motif narratif. Dans une pièce de théâtre les lieux sont évoqués dans les didascalies et la mise en scène campe les situations, l’imagination des spectateurs fait le reste. Dans l’écriture dramaturgique, l'histoire passe par le langage, les sentiments des personnages et leurs actions scéniques.
Après, ce qui diffère est le motif narratif. Dans une pièce de théâtre les lieux sont évoqués dans les didascalies et la mise en scène campe les situations, l’imagination des spectateurs fait le reste. Dans l’écriture dramaturgique, l'histoire passe par le langage, les sentiments des personnages et leurs actions scéniques.
Le roman exige,
lui, de décrire les situations au lecteur. L’action est sous-jacente aux
dialogues mais en dehors de l’auteur, nul metteur en scène ne sera là pour la
dramatiser. On ne peut donc pas faire l’économie de ce travail de description des
sensations primaires, des sentiments, des répercussions des choix des personnages.
En revanche, j’ai fait l’impasse la plupart du temps sur les descriptions
physiques, sauf lorsqu’elles étaient nécessaire à la compréhension de
l’histoire.
L’écriture d'un roman
dont la toile de fond est véridique et historique, nécessite en amont un
travail de fouilles. Ne pas écrire n’importe quoi au nom du romanesque. Je me suis engagée d’abord dans une étape de
compréhension des situations politiques et des parties en présence. Un long travail de documentation. Je ne pouvais
pas me contenter d’indiquer : 2007,
Bagdad occupée.
J’ai lu des
ouvrages sur la Mésopotamie, l’Irak, les minorités opprimées. J’ai découvert la
naissance de l’Irak moderne sous la férule des anglais, puis la révolution et
la dictature.
J’ai écouté les
discours de G. Bush et lu des blogs d’opposants à la guerre. Je m’interroge
depuis longtemps, comme Chomsky, sur la part de mensonge contenue dans le
discours politique. Et là j’ai été servie.
Mais, plus que tout,
ce qui m’intéressait dans la situation en Irak, au delà du conflit
lui-même, c’était sa répercussion sur la vie des gens ordinaires. Il y avait
matière à entrecroiser les trajectoires, entre les occupants et les occupés.
Ceci supposait de donner la parole aux deux parties en présence. Et, pour donner la parole, quoi de plus logique que
de repartir de la pièce de théâtre. La boucle pouvait se boucler et l’écriture
commencer.
J’ai eu encore quelques hésitations avant de me mettre à
écrire. En particulier, parce que je ne trouvais aucun angle d’attaque qui soit
satisfaisant. La question à laquelle je me heurtais était : Qui légitimement
porterait l’histoire ?
Je ne voulais pas d’un roman manichéen. Il m’importait de
donner à voir au lecteur une situation brute, sans prise de position de la part du
narrateur. Celui-ci devait pouvoir endosser aussi bien l’uniforme américain que
le costume Irakien. Mettre face à face et dos à dos les deux parties. Et puis,
il me fallait trouver comment ne pas réduire ce roman à une aventure guerrière,
car cela va bien au-delà.
Par hasard à ce moment-là, j’ai lu le roman d’Amélie Nothomb
Une forme de vie, qui met en scène un
GI lui écrivant des lettres d’Irak. Et comme un signe, quelques jours plus
tard, je
suis tombée sur la reproduction d’une huile sur bois que j’avais
admirée à la Pinacothèque de Munich lorsque j’étais adolescente. Un de ces
tableaux qu’on n’oublie jamais. Il s’agit de la Bataille d’Alexandre du miniaturiste Albrecht Altdorfer. Il a
représenté au lointain la Palestine, le Sinaï, la mer Rouge et le delta du Nil.
Un ciel annonciateur de tragédies s’étend sur une multitude de personnages qui
forment la masse d’une armée en marche. Pourtant dans cet amas de soldats,
chaque sujet est bien visible. On découvre là, une tête ; là, un casque ; un
corps se laisse deviner, dérobé, absorbé par des milliers de corps. Chaque
personnage miniature est une entité singulière, prisonnière de la foule
compacte, simul et singulis.
C’est à ce
moment-là, que tout s’est mis en place.
J’avais devant les yeux la représentation de ce que je
voulais écrire. L’histoire, dans ce Moyen-Orient de tous les dangers, de
personnages minuscules, de gens de peu. Chaque personnage dans le roman comme
sur la toile est seul avec son passé. On devine que ce quidam a une famille,
une intimité, un destin, et il est là tout petit, au milieu d’un GRAND TOUT
—l’Histoire Majuscule — qui le dépasse, le détermine et dont on pressent qu’il
va le broyer. L’évidence de la narration est née de cela.
Les matériaux étaient là: les Etats-Unis et l’Irak, deux pays qui s’affrontaient. Mais derrière
ces pays, il y avait des hommes, des femmes que l’on néglige.
Eux aussi sont
aussi en guerre. Ils subissent, quelque soit leurs idées personnelles face au
conflit et à « l’ennemi », ils sont fréquemment contraints à l’engagement, la
haine, la colère et le désir de vengeance font leur nid, progressivement ou
violemment. Ainsi, les deux mondes à échelle humaine ne sont pas si éloignés et
pourtant la guerre semble sans fin…
Peux-tu expliquer ton
choix de structure ?
La pièce et le
roman sont construits comme un puzzle tragique. Un entrecroisement de destins,
on devine que les personnages ne trouveront pas la route parsemée de roses
dont parle Naïm, route qui mène au bonheur.
J’avais structuré la pièce comme un tryptique, un retable. L’ensemble
du tableau n’étant dévoilé qu’au moment où l’ouverture des panneaux latéraux
libère le panneau central qui devient
visible.
Seul le premier
volet est évoqué dans Chronique. Les deuxième et troisième font l’objet d’un
autre roman, une sorte de suite à Chronique des jours de cendre sous le
titre Rumeurs du Mississippi édité Aux Forges de Vulcain et dont la
sortie est prévue pour 2017.
Dans Chronique,
j’ai travaillé sur une narration à deux voix qui se font écho sans le savoir. Cette
construction rompt la monotonie et ne souligne pas tant des différences
irréconciliables entre les peuples que des façons de résister à l’injonction
générale et déshumanisante de la guerre.
Le choix de cette
choralité autorise au narrateur une prise de distance. Sa voix vient en
contre chant à celles des personnages.
J’ai choisi l’alternance des points de vue. Un chapitre
relate l’histoire du point de vue de Sohrab et le suivant du point de vue de
Niko Barnes, le soldat américain. Le lecteur (comme les personnages) se trouve
par conséquent plongé au cœur du doute… celui qui ronge chacun des personnages.
Il ne peut se forger aucune certitude qui ne soit remise en cause
immédiatement.
On passe aussi du
calendrier grégorien au calendrier hégirien qui oppose deux perceptions du
temps et reflète l’antagonisme culturel de deux mondes en lutte. L’Irak qui sombre
dans la régression au gré des conflits successifs, et l’Amérique archétype d’un
Occident qui avance sans discernement avec ses certitudes en guise de viatique.
On pressent dès le
départ que les personnages finiront par être broyés, en dépit des penchants
individuels, parce que dans un tel conflit, la personne ne pèse rien et l’amour
ne suffit pas à faire triompher l’individu sur le collectif. Mais on espère que
la sagesse finira par l’emporter…un jour. Mes personnages ne sont pas des
héros, ils ne sont que de simples mortels (ce mot prend tout son sens dans le
contexte)
Chronique des jours de cendre est très
dialogué, théâtral. Un reste de la pièce ?
Oui, les dialogues occupent une grande place dans le roman.
Ils m’ont permis de doter les personnages d’une voix, d’un vocabulaire, d’un
langage propre, d’une musique que le lecteur (j’espère) percevra. Il est vrai que je suis très à l’aise dans
le dialogue alors c’est peut-être une facilité.
Dans la pièce Sohrab a grandi dans une
famille musulmane peu cultivée et dans le roman elle est issue d’un milieu
chrétien orthodoxe, un père non pratiquant, virologiste. Pourquoi ce
changement ?
Ce choix m’a permis
d’éviter les clichés sur la femme musulmane, de montrer que la population
Irakienne était plurielle, éduquée ou tribale. Et de mettre en situation des
scènes qui démontrent la montée de l’islamisme politique, intolérance vis-à-vis
des mariages mixtes, ghettoïsation des courants religieux. Une vision
prémonitoire du sectarisme barbare qui s’est abattu sur le pays avec l’émergence
de Daesh, courant radical Sunnite[2]. Et puis la profession du père m'a permis de mettre en place son élimination au moment de la recherche d'armes biologiques.
Considères-tu Chronique comme un roman
difficile ?
Difficile non,
c’est un roman accessible. Sa dureté viens du contexte, mais ce n’est pas le
roman qui est dur, c’est la vie, également la littérature qui passe cette vie au
prisme du style. Un des metteurs en scène
avec qui j’ai travaillé, Jacques Hadjage, disait qu’on ne fait pas du théâtre
avec des bons sentiments. Le théâtre est un cri. C’est pareil pour l’écriture
romanesque. Chronique des jours de cendre répond à cet impératif de dire
le monde sans fard dans sa cruauté, son absence de résilience. Mais, les lecteurs ne doivent pas avoir peur,
ils peuvent y découvrir de belles choses, pas seulement de la violence.
As-tu été influencée par des auteurs, des
lectures au cours de ton écriture.
Naturellement, je
suis le produit de mes lectures. Autour de moi, comme des amis fidèles, les
auteurs qui m’accompagnent depuis longtemps dans mes réflexions et qui
constituent les points fixes de mon ciel. Ils m’aident à trouver des réponses –
pas toujours - aux questions qui me
traversent.
Pour Chronique,
en dehors des lectures documentaires, je citerai Shakespeare, la tragédie
d’Hamlet, vengeur de son père au mépris de sa vie et de son amour pour
Ophélie. Corneille, le Cid, venger l’honneur au péril de l’amour. L’Antigone
de Sophocle. La généalogie de la morale de Nietzsche, ressentiment des
esclaves, aussi l’idée que chaque homme a besoin d’une connaissance de son
passé pour se construire. Le voyage au bout de la nuit de Céline. Chez
les écrivains américains, il y a Chomsky et son analyse du discours politique.
John Steinbeck bien sûr, dont le roman Les raisins de la colère, constitue
le livre de chevet du sergent Barnes, Hemingway. Mais aussi Yasmina Khadra, Boualem
Sansal, le poète kurde Habas Haghighi et bien d’autres.
Tu as publié plusieurs pièces de théâtre, des nouvelles et Chroniques est ton deuxième roman. Que représentent pour toi ces différents types d’écriture ?
L’écriture qu’elle
soit destinée à être interprétée ou à être lue est une façon de parler du
monde. Il n’y a aucune incohérence à passer d’un genre à l’autre. Le roman est
plus difficile à aborder parce qu’il nécessite un travail sur la durée, encore
que parfois une pièce prenne aussi du temps à émerger. J’aime beaucoup le
travail de fond que le roman exige, cette persévérance qui est une de mes
qualités y trouve son compte.
Un fil conducteur
traverse mes livres et pièces, c’est la question des choix existentiels.
Je cherche à comprendre ce qui
maintient le fragile équilibre de nos vies sur le fil étroit de la
raison. Et ce qui m’intéresse particulièrement, ce sont ces instants précis où
il est encore possible de faire demi-tour mais au-delà desquels l’existence
basculera du mauvais côté.
Pour moi l’écriture, la peinture, la sculpture ou la musique
ont des points communs. Les arts témoignent — chacun avec sa technique propre —
du monde tel qu’il est, tel qu’il a été, ou tel qu’il sera.
Des projets ?
À la pelle ! Un roman intimiste en cours d'écriture, un autre en gestation qui prendra racine dans la guerre d'Algérie, à l'étape de documentation, des pièces de théâtre encore inédites à valoriser, l'une mettant en scène Camille et Paul Claudel, une autre sur la terrible maladie d'Alzeihmer, et une réécriture de Brève histoire de la grande pandémie. Corriger les épreuves des "Pavés de Syntagma" qui va sortir chez Lansman, rencontrer des comédiens et des metteurs en scène, des signatures et des salons du livre...
De quoi occuper les mois de l'hiver à venir.
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